Elle
marche depuis plusieurs jours. A vrai dire, elle ne sait plus depuis
combien de temps... Elle avance. Un pas après l'autre. Autour
d'elle, le vent souffle de grandes rafales qui lui rabattent les
cheveux sur le visage. Elle écarte la mèche d'un geste insensible
et poursuit sa marche cahotante. Le ciel s'est assombri, au loin le
tonnerre gronde. L'orage ne va pas tarder à la rattraper.
Qu'importe,
pourvu qu'elle soit loin d'eux. Elle s'arrête soudain au moment où
cette pensée émerge à sa conscience. Elle regarde autour d'elle,
hagarde. Je dois avoir l’air d'une folle...
Elle
se trouve presque au sommet d'une petite côte. Le chemin qui était
large en bas de la colline, est maintenant plutôt un sentier, où
l'eau des dernières pluies, a tracé des sillons qui entravent sa
marche. De grosses gouttes d'eau s'écrasent tout autour d'elle. Elle
s'arrête de nouveau et fouille dans son sac à dos. Elle rassemble
la masse de ses cheveux, les noue avec l'élastique qui entourait son
poignet et déplie sur la tête la cape de pluie qu'elle vient de
tirer de son sac. Le vent enfle encore et plaque sur ses cuisses, le
tissu imperméable de la cape. Et merde... Je ne vais pas y
arriver... Arriver où, à vrai dire... Il faudrait trouver un
abri. N'importe quoi, une cabane, une bergerie... Il lui semble
apercevoir une lueur en contrebas. Une route peut-être ?
Elle
dévale maintenant la colline passant à travers champs, indifférente
aux broussailles qui se trouvent sur sa trajectoire. La route est
bien là. Le tracé noir, fumant sous l'averse, lui paraît
complètement incongru. Elle l'emprunte pourtant. Sait-elle seulement
où cela va la mener ?
Elle
redoute d'arriver à un village. Elle sait qu'elle doit se tenir à
l'écart. Cependant, elle pousse un soupir de soulagement en voyant
la silhouette sombre d'un hangar de ferme sur sa gauche. Avec un
peu de chance je vais pouvoir me glisser au chaud dans l'étable. Je
partirai aux premières lueurs de l'aube demain matin.
Pas de
porte, ce n'est qu'une vaste stabulation. Odeurs de foin, de fumier
et de gasoil mélangées. Elle se faufile entre deux engins pour
atteindre le recoin le plus sombre. Là, elle se met à trembler de
froid et de peur. Les larmes coulent sur ses joues tandis qu'elle
demeure de longues minutes pétrifiée. Ses yeux se sont habitués à
la pénombre ; Elle distingue maintenant les crocs d'une herse,
juste sur son flan droit. Il s'en est fallut de peu... J'aurais pu
sacrément me faire mal !
Elle
prend le temps de défaire sa cape, de l'égoutter. Elle trouve un
peu plus loin, une bâche qu'elle étend sur le sol. Voilà. C'est
son territoire pour cette nuit. Elle s'accroupit et défait
méticuleusement son sac quand un frôlement la fait sursauter. Quel
est ce bruit ?
Elle
se tient immobile, guettant de tous ses sens. Fausse alerte. Elle se
débarrasse de ses vêtements trempés et les étale sur les engins
en espérant qu'ils sèchent un peu. Puis, elle s'assoit, et
entreprend de démêler ses cheveux avec ses doigts. Le frôlement...
Il y a quelqu'un ? Une bête ? Une vache ?
Elle avance au milieu de la grange... Rien ne bouge autour d'elle.
En
revenant, elle distingue une paroi vitrée. Un bureau ? La
porte force et finit par s'ouvrir dans un grincement sinistre. Au
milieu de la minuscule pièce, un bureau croule sous une masse
informe de papiers, catalogues, crayons... Dans un coin, un évier
couvert de crasse. Elle se précipite et boit avidement l'eau au
robinet.
Avant de ressortir de la pièce, elle observe longuement.
Toujours rien qui explique le frôlement entendu tout à l'heure.
Elle ouvre un placard en espérant vaguement trouver quelque
provision à manger. Rien d'autre que des outils. Elle s'empare d'un
balai et revient vers la bâche qu'elle entreprend de balayer pour
faire disparaître toutes les brindilles qui l'encombrent.
Là,
c’est sûr, elle a bien entendu. Comme un miaulement étouffé.
Elle se dirige vers le bruit, et découvre entre deux caisses, une misérable boule de
poils entravée dans un filet de protection des cultures. Elle se
penche lentement vers l'animal, qui en la voyant s’approcher,
essaye de la griffer mais ne parvient qu'à s'entortiller encore plus
dans le filet. Là, du calme, laisse-toi faire. De retour à
sa base, elle tire un couteau de son sac et commence à délivrer
l'animal en coupant le filet, maille après maille. Le chat s'enfuit
dès que son train avant est libre, traînant derrière lui le filet
emmêlé. Attends ! … Trop
tard... il a disparu.
La nuit est tombée. Elle frissonne et se rend compte tout à coup de
sa nudité. Elle enfile à même la peau, le seul vêtement sec qui
lui reste - un grand pull noir - et se pelotonne au centre de la
bâche qu'elle façonne autour d'elle comme un cocon.
L'aube
qui la réveille, dessine des brumes grises tout autour d'elle. Le
chat est venu se blottir au creux de son ventre. Elle le caresse
doucement et se redresse pour entreprendre de le dégager tout à
fait, des lambeaux de filet. Voilà, c'est bien...
Elle lui murmure de doux mots, sans signification, tout en lui
caressant la tête et le cou. Le chat lui répond en ronronnant. Elle
l'a calé sur ses cuisses pour travailler à son aise.
C'est
ainsi qu'ils l'ont trouvée au fond de la grange. Le pull trop grand
descendu sur ses épaules révélait un sein pâle. Le chat, étendu
sur ses cuisses, cachait son sexe. Quand ils se sont approchés, elle
s'est levée d'un bond et ils l'ont vue nue. Les insultes ont fusé.
Chaque mot, de plus en plus vulgaire, l'a transpercée. Ils ne se
sont pas contenté de l'insulter ; il leur fallait la salir,
l'avilir tout à fait. Rien ne les a arrêtés, ni ses cris, ni ses
pleurs, ni ses suppliques, ni ses gémissements... Ni même son
immobilité quand elle se fut dissociée de son corps pour ne pas les
sentir... Quand ils se sont retirés, elle est restée étendue au
centre de la bâche, le corps disloqué...
La langue rappeuse du chat sur sa cuisse, la fait sursauter. Elle se
relève, s'empare du balai et le chasse avec une rage et une violence
qui la surprennent. Elle ne supporte plus aucun regard sur elle et
sur son corps souillé. Pas même le regard d'une bête.
Elle défonce la porte du bureau, se fraye un chemin à grands coups
de balai, arrive à l'évier et se lave à grande eau. Puis elle
s'essuie avec les papiers qu'elle jette autour d'elle au fur et à
mesure. Elle sort enfin de ce bureau, se rhabille en ajustant, un à
un chacun de ses vêtements. Elle enfile son pull noir et s'enveloppe
dans sa cape. D'un mouvement ralenti de vieillarde, elle remet son
sac sur son dos, et elle repart sur la route, en s'appuyant sur le
manche du balai comme sur une canne.
Le bruit du bâton rythme sa marche. Elle remonte au sommet de la
colline, retrouvant le sentier qu'elle avait quitté il y a deux
jours. Arrivée, au sommet, elle se retourne et voyant la grange,
elle lève son balai vers les cieux, et dans un hurlement, elle
maudit tous les hommes.