Monday, November 30, 2015

Vendredi soir



Quand Claire quitta la boutique, elle fut surprise par la lumière. La nuit était tombée. Elle avait du traîner plus longtemps que prévu... Quelle heure était-il au juste? Elle retroussa sa manche pour jeter un coup d’œil à sa montre. L'air du soir la fit frissonner. Elle avait dix minutes pour arriver, ça irait, mais elle n'avait plus le temps de flâner maintenant. Elle remonta la fermeture de sa veste, ajusta la bandoulière de son sac sur son épaule et partit d'un pas décidé dans les rues piétonnes.
A la terrasse des cafés, les gens se rassemblaient. Des éclats de voix et des rires bruyants. Des vœux échangés dans un joyeux tintement de verres. « Bonne santé ! » L'apéro d'un vendredi soir. Ce moment où, la semaine de travail finie, les amis se retrouvent.
Elle se faufila au milieu d'un groupe de jeunes hommes, l'ordinateur en bandoulière, le col de chemise ouvert, la cravate desserrée, une cigarette ou un demi à la main. En les voyant, elle se dit qu'elle aimerait à nouveau avoir trente ans. Ils avaient l'air si insouciants, semblant passer sans rupture de la routine stricte du boulot à la détente du week-end. Elle ne s'en sentait plus capable. La tension qu'elle ressentait entre les omoplates s'en irait lentement dans la soirée, elle le savait. Mais elle avait peur de s'écrouler de fatigue si elle se laissait aller à la détente.
Elle secoua la tête comme pour chasser cette idée. Allez, ce n'était pas le moment de baisser la garde. Après tout, ça faisait plusieurs mois qu'elle attendait et redoutait le rendez-vous de ce soir. Renouer avec une amie perdue de vue, enfin dont elle s'était éloignée après une dispute idiote... Pardonner, se faire pardonner. Passer outre le ressentiment, la frustration, l'agacement. Retrouver l’insouciance, la décontraction simple que procure la compagnie familière de ceux qu'on aime.

Elle arrivait au restaurant maintenant. Elle aimerait être la première arrivée, se donner le temps de s'installer dans le lieu, physiquement et mentalement. Décidément, elle appréhendait ce rendez-vous. Elle fit volte-face. Deux femmes se trouvaient juste derrière elle, l'empêchant de partir en courant. Elle s'excusa, respira un grand coup et poussa la porte du restaurant.
Le serveur l'installa rapidement. La petite salle était déjà bien remplie. Séverine n'était pas encore arrivée. Tant mieux ! Elle sentit ses joues la brûler. Enlever son pull. Rajuster son chemisier. Se calmer. Un petit coup d’œil dans la vitre. Ramener une mèche de cheveux derrière son oreille. Sourire à son reflet. Respirer. Lentement. Se calmer. Elle n'allait quand même pas se mettre dans cet état !… C'était la chaleur qui lui empourprait les joues et lui faisait battre le cœur, non ? Elle se pencha pour farfouiller dans son sac à main, à la recherche d'un miroir.
Quand Claire releva les yeux, Séverine était là. Elle se leva pour la saluer et faillit renverser la table dans sa précipitation. Elle regarda son amie s'installer, plier délicatement son manteau, dérouler les trois tours de son écharpe avec des gestes gracieux.
La conversation commença avec les banalités d'usage. Le temps, trop doux pour la saison, le boulot, la décoration du restaurant. Lentement, se réinstaller dans la familiarité de leurs échanges. Elles furent interrompues par le serveur venu prendre la commande. Claire ne put s'empêcher de flatter le jeune homme. Séverine lui en fit la remarque quand elle recommença alors que le serveur remplissait leurs verres de vin. Elle partit d'un grand éclat de rire : « A la nôtre ! »
La gêne et l’appréhension qu'elle avait ressenties plus tôt lui semblaient lointaines, presque incongrues. La conversation reprit de plus belle, alimentée par les ragots d'usage au sujet d'une de leurs connaissances communes.
L'intime l'emportait maintenant. Les enfants, les maris, les amants, les hommes du passé, ceux à venir. Chaque anecdote longuement racontée par l'une et commentée par l'autre. Le serveur revint avec un dessert qu'elles avaient décidé de partager. Elle se renversa en arrière et contempla la table, un sourire sur les lèvres. Comme elle avait eu raison de venir après tout ! Quand elle songeait qu'elle se sentait si tendue à peine deux heures auparavant. Et maintenant, elles se disputaient la dernière bouchée de tarte en riant comme des gamines !
En ressortant du restaurant, elle sentit une courbature discrète en haut de son dos. La bonne soirée n'avait pas suffi. La fatigue de la semaine était encore là, se dit-elle dans un sourire.
Quand elle quitta Séverine, elle fut heureuse de se retrouver seule pour savourer le bien-être qui l'envahissait. Le contentement découlant de ces retrouvailles réussies, la perspective d'une bonne nuit de sommeil, la possibilité d'une grasse matinée.

En rentrant chez elle, Claire sentit d'un coup la fatigue la rattraper.
Avant d'aller se coucher, elle voulut boire un verre d'eau. Elle constata, dépitée, qu'elle n'avait pas fait la vaisselle avant de partir ce matin. Elle n'aimerait pas se réveiller et commencer son week-end avec cette corvée. Allez, courage, encore un effort. Elle allait s'en débarrasser tout de suite.
Machinalement, elle alluma la radio, autant faire la vaisselle en musique.
En entendant la tension dans la voix de la journaliste, elle ne comprit pas tout de suite.
Les informations ? Mais quelle heure était-il pour qu'il y ait un flash ?
Elle ne comprenait pas. Quelqu'un témoignait, des sanglots dans la voix.
Elle regarda l'horloge numérique. 
23 heures 30, le vendredi 13 novembre 2015.

2 comments:

  1. Comme d'habitude... je suis fan ! ;o)
    PS: C'est autobiographique ?!

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  2. Oui, en partie... C'est bien en faisant la vaisselle tard le soir que j'ai appris ces attentats (et que je suis restée à écouter la radio une partie de la nuit...)

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